Aux épines

Les épines sont la poésie des fleurs... Si l’on éteint la poésie, on éteint les étoiles.

Désuets, les doux pétales veloutés et odorants : célébrons les épines acérées, efficaces, menaçantes, à l’image du vers qui tord la langue sans la briser. Les épines se dressent et trahissent une forme d’inadéquation. La fleur crie son besoin de protection. La beauté ne réside-t-elle qu’au cœur du bourgeon épanoui ? N’est-elle pas aussi présente dans cet épanchement brutal, cette excroissance affûtée ? La poésie est au monde ce que les épines sont aux fleurs : une forme de vanité audacieuse.

Bousculer le prisme de la beauté et de la littérature pour rénover la poésie, pour renouveler la langue : voilà ce nous proposons. Écrire et publier de la poésie, c’est jardiner en terrain miné, c’est s’écharder contre la résistance d’un langage qui ne dit pas encore tout et convoquer de nouvelles réalités. Poignard aiguisé, l’épine lutte contre la marche des mots et du monde, elle y érafle une trace. Implacable et séduisante, elle fend l’air d’un courage nouveau. Elle est la fleur qui s’accepte, elle est le bouton qui avoue sa fragilité pour mieux la déjouer. L’épine tisse un paradoxe intrigant : mémoire de nos blessures antérieures, elle s’érige en défense d’un territoire accidenté, mais elle se fait aussi amas farouche dressé contre la douleur anticipée, provoquée par un âpre frottement au mordant du réel. L’épine perce d’un regard inédit.

Accueillir les épines dans la poésie, c’est la recomposer et l’enchanter de nouveaux sens. Le beau est aussi ce qui a vacillé en nous : arborons ce qui nous a brûlés, déployons ce qui gronde en nous, osons nos épines. Elles croissent sur les sédiments de la douleur, sur cette plaie où l’épreuve de la vie s’est matérialisée. Au sommet de ces pointes frémit un dedans extériorisé ; elles font affleurer nos ardeurs et fleurir nos contradictions. À travers elles, nous reconnaissons ce qui bouillonne en nous de repoussant et dessinons une danse pour ne pas trop écorcher du bout de nos piquants. Les épines tiennent à distance autant qu’elles chantent la proximité. La poésie des épines célèbre l’intime, la beauté organique qui fait vibrer le sensible. Elle dresse son armure de modernité, s’affranchit de l’ombre des pétales déployés pour dire l’intensité de sa confrontation au réel et crie l’acceptation de sa vanité : comme la rose du Petit Prince, elle tisse l’amour et le lien.

Dans un monde où l’utilité de la littérature et de la poésie est sans cesse interrogée, les épines réconcilient et répondent : nous sommes le fier aveu de notre propre fragilité, c’est là que se joue notre beauté ; la performance de notre splendeur n’a pas de justification à donner. Notre poésie s’engage, lutte, assume, tranche : elle est une injonction à oser.

« Merci pour les roses, merci pour les épines. »
Jean d'Ormesson